La presse parle de la poche de Chambois
Journal L’Orne combattante, le 03 avril 2014
Journal Ouest-France, le 16 avril 2014
Journal Liberté bonhomme, le 15 mai 2014
Journal Ouest-France, le 23 mai 2014
Journal L’Orne combattante, le 03 avril 2014
Journal Ouest-France, le 16 avril 2014
Journal Liberté bonhomme, le 15 mai 2014
Journal Ouest-France, le 23 mai 2014
La journée du 17 août 1944
Carte du champ de bataille le 17 août 1944 (carte réalisée par Stéphane Jonot, directeur du mémorial de Montormel, 20123)
Pas de repos pour l’artillerie à la fin de la journée du 16 août et les tirs ne vont pas cesser non plus de toute la nuit. Jacqueline Buet note dans son journal : « Nuit encore plus terrible. Je suis couché entre papa et maman. Tout à coup une détonation formidable se fait entendre tout près ; maman se lève d’un bond. « C’est tombé sur eux » dit-elle. Elle court dans l’autre chambre [où dormaient ses autres enfants]. Il n’y a rien. Le matin, nous voyons un gros morceau de pierre d’enlevé tout à côté du volet. Nous avons eu bien peur. La bataille fait rage. Quelques fois un char saute et nous entendons le crépitement des balles qui sautent. Constamment des fumées s’élèvent au-dessus de la forêt ou sur la route du Bourg-Saint-Léonard ainsi que sur Chambois même.[1] »
Le village est soumis à un nouveau tir d’artillerie. C’est au tour de l’école de Chambois d’être touchée.[2] Il avait été décidé d’enterrer Fernand Diavet décédé deux jours auparavant mais le déluge d’obus est trop violent pour se risquer jusqu’au cimetière. On se résout à enterrer le vieil homme dans son jardin. L’absence de l’abbé Jamet, réfugié à la ferme d’Hennecourt, complique la situation. Qu’à cela ne tienne, le sacristain, Louis Pellerin [47 ans], prend les choses en main. Il veut donner des funérailles décentes à son ami : « On ne va pas l’enterrer comme un chien ! » avait-il dit. Louis est descendu sous la mitraille jusqu’à l’église chercher sa croix, le goupillon, son surplis et a remonté tout le patelin. Là, au-dessus de la fosse où reposait le corps, il a pris le temps de réciter la prière des morts alors que les tirs se faisaient entendre, plus menaçants que jamais. Le maire, inquiet du danger, lança au sacristain : « Abrège, Louis ! Va plus vite ! » Louis Pellerin ne se démonta pas. Il rétorqua : « Monsieur Boulais, il faut ce qu’il faut ! » et il poursuivit sa bénédiction jusqu’au bout.[3]
L’étau des Alliés se resserre inexorablement sur les troupes allemandes qui se débandent. L’artillerie canadienne entre dans la danse à son tour, accompagnant de leurs salves la mélodie détonante des canons américains. A Bailleul, le feu allié ne laisse aucun répit à l’Ennemi, ni aux civils coincés dans le village : « L’artillerie alliée accentue la cadence de son tir et c’est de toutes les directions que viennent maintenant les obus. Jusqu’ici, c’était de nuit seulement que passaient les colonnes. Dorénavant, elles s’y montrent en plein jour. Le sauve-qui-peut augmente de densité et d’allure. Dès qu’un avion se montre, tous les hommes descendent et se plaquent aux murailles ; à travers champs se tirent des soldats à pied, beaucoup ont un vélo, volé, naturellement. Chacun de nous s’est blotti dans son abri et les ennemis ont toute latitude pour fouiller les maisons. […] Trois déserteurs, un Turc, un Autrichien et un Russe, se cachent dans la cave du presbytère ; notre bon curé assure leur subsistance.[4] »
Le reflux est général. A l’est, les Allemands ont dû abandonner définitivement Exmes et ont de grandes difficultés à repousser les assauts américains sur le Bourg-Saint-Léonard.
La famille Gondouin pensait être à l’abri à Villebadin chez Georges Guerrier (33 ans). Pourtant à 5h du matin, des Allemands font irruption dans la ferme. Un gradé, un SS de 35 ans aux bottes luisantes, ordonne, dans un excellent français : « De l’eau pour mes hommes, du cidre pour mon état-major ! » Messieurs Guerrier et Gondouin estiment plus prudents de quitter la ferme. Ils savent qu’un attroupement d’Allemands attire les obus alliés aussi sûrement qu’un bout de métal attire un aimant. Georges Guerrier charge un tombereau de couvertures et d’affaires. Il a été décidé de partir en direction d’Exmes. Mais les chefs allemands refusent, ne voulant pas qu’ils rejoignent les lignes alliées. Ils vont les refouler sur Fel. Sur le plateau de Fel, non loin de la ferme du Gué, un avion surgit. Il a repéré le tombereau et le mitraille. Tout le monde se précipite le long d’une haie, laissant la jument partir avec le tombereau et son poulain. L’avion fait un deuxième passage, bat des ailes et disparaît. Remis de leur émotion, les deux familles reprennent leur chemin et dépassent le bois de la Garenne, rempli d’Allemands avec des véhicules, des petits canons et un canon antiaérien bien camouflé en lisière de forêt. Devant l’église de Fel, Pierre Gondouin croise deux vieilles femmes, madame Lenoir et sa sœur, complètement désorientées, avec leurs cabas. Il les emmène avec lui. Toute la troupe ira se réfugier au Logis du Haut-Fel. De cet endroit, ils peuvent entendre les explosions dans le lointain.[5] Gérard Gondouin nous le raconte : « Dans l’après-midi du 17 août, je me promenais autour de notre refuge, j’entendais des bruits d’obus entre le Bourg-Saint-Léonard et Silly en Gouffern. Sur la route devant le château d’eau de Fel, l’idée m’est venue de grimper dans le poteau en ciment pourvu de trous. Le spectacle était hallucinant et violent. Des véhicules allemands avec des chevaux sortaient de la Forêt, une boule de feu, de la fumée, l’ensemble était détruit. Cela faisait peut-être un quart d’heure que j’étais en haut de ce poteau que j’entendis les balles siffler et un support de verre a éclaté. J’ai descendu rapidement et j’ai sauté les trois derniers mètres. Je suis rentré raconter mon aventure, mon père ne m’a pas félicité ![6] »
Pris au piège entre la route Argentan-Trun à l’ouest et la route du Bourg-Saint-Léonard à Chambois à l’est, les Allemands arrivent de plus en plus nombreux à Tournai-sur-Dives. Un flot grossissant de soldats et d’engins vient s’y échouer, avant de tenter de fuir vers Coudehard ou vers Chambois. L’abbé Launay fut témoin de ces moments : « Deux États-majors sont maintenant dans la commune, ils s’affairent autour des cartes, se regardent anxieux, font tous le même geste, décrivent avec l’index de la main droite un cercle dans le creux de leur main gauche et déclarent : « Tommies, Tommies ! » Les Tigres se sont mis en position, prêts à vomir sur la forêt, mais l’Allemand en homme prudent se tait. Seuls les Alliés tirent sans arrêt, assez rarement sur le village, leur objectif est toujours la route de Trun-Chambois, où filent à toute allure sur deux ou trois rangs de front, les voitures en retraite. L’arrosage est si copieux que bientôt certains emprunteront le vicinal, Trun-Tournai-Chambois, qu’ils supposent plus sûr ; mais alors le nombre des soldats et des véhicules s’en va grossissant d’heure en heure ; notre village est devenu le lieu de ralliement de l’armée en déroute.[7] »
Buste de l’abbé Launay sculpté par Théo Jarry. Il est situé à Tournai sur Dives sur la place de la mairie. (Photographie G. Laignel, 2013)
Dans la ferme de Marius Godet au lieudit de Montmilcent, la jeune Paulette et ses parents ne savent plus où s’abriter à cause de ces soldats qui investissent tout le village : « Madame Godet nous avait fait cuire un poulet et fait une purée. Vers 11 heures, un état-major s’installa dans la ferme, nous évinça et se régala de notre repas. [Les Allemands] voulurent garder Raymonde Gérard, fille de mon institutrice. Elle était bien faite, avait dix-huit ans. Son père eut une altercation avec l’occupant quand tout à coup arriva un chef, avec une grande casquette portant l’uniforme S.S. Il demanda les raisons de ces éclats de voix. Un soldat le renseigna. Il salua monsieur Guérard, fille de mon institutrice, et Raymonde et fit des excuses. Nous rejoignîmes notre tranchée. Mon père s’aperçut que les occupants avaient installé quelques pièces d’artillerie, des canons petits modèles et orgues de Staline : « Il faut impérativement déguerpir ! » Nous voilà repartis errer dans Tournay sous des obus qui se rapprochaient. Les rues étaient déjà très encombrées de cadavres, d’hommes, de chevaux et de matériel inutilisable. De nouveau dans Tournay, en quête d’un nouvel abri, à la sortie du bourg, maman s’aperçut que Jacqueline et France n’étaient plus là. Papa ira à leur recherche et les retrouvera avec monsieur Rocher qui tentait de les rassurer. On ne trouva pas d’abri et les hommes décidèrent de passer la nuit dans la « rue Cavée », un chemin vicinal étroit et très encaissé. Les Allemands commençaient à reculer et allaient vers Chambois avec leurs chars, matériels, chariots à chevaux, empruntant eux aussi ledit chemin. Nous nous réfugions le long du talus pour n’être pas écrasés. Que la nuit fut longue ! Les obus passaient au-dessus de nos têtes, incandescents et sifflant. La nuit était illuminée par des fusées.[8] »
Jacques Catherine, réfugié à Tournai dans une maison libre au carrefour du domaine du Mesnil, est lui-aussi témoin de la retraite allemande : « Nous assisterons derrière les rideaux de la fenêtre au passage de l’armée allemande qui se dirige vers Chambois, pas plus vite que des roulottes foraines avec des inévitables arrêts de quelques secondes et puis, ça repart aussitôt et on remarque dans cet interminable convoi des roulantes, ce qui ne laisse aucun doute sur l’évolution des événements. Et puis aussi des jeunes SS, l’arme au poing qui trottinent inlassablement et se font dépasser par les camions chargés à ras bord, d’un butin pillé dans les villes ou villages abandonnés de leurs habitants.[9] »
La poche se rétrécit d’heure en heure. Au nord-ouest, l’armée canadienne n’est pas encore visible, mais elle vient de s’emparer de Falaise et quelques unités sont proches de Louvières. Les habitants de Trun se mettent à espérer une libération imminente : « De 7 heures à 10 heures, recrudescence du tir. Mais du champ de courses on perçoit le tac-tac des mitrailleuses… ce sont eux ! Et cette opinion semble confirmée par de formidables explosions : à l’école de filles, route de Vimoutiers, les Allemands détruisent leur dépôt de munitions. De vives lueurs dominent Trun. La nuit venue, des fusées éclairent la plaine de Villedieu à Tournai, les Alliés fouillent le terrain.[10] »
La libération de Trun se fera le 18 août.
Plaque commémorative de la Libération de Trun par la 4e DB canadienne, apposée sur le monument aux morts de la commune. (Photographie G. Laignel, 2013)
Véhicules allemands, dont un lynx (char léger de reconnaissance) et un engin chenillé portant un nebelwerfer, qui furent abandonnés sur le champ de bataille. Ils ont été ensuite regroupés dans le parc de Saint-Lambert. (Collection mémorial de Montormel)
[1] Journal de Jacqueline Buet.
[2] Journal de Fernand Boulais.
[3] Témoignage de Pierre Billaux aux veillées de 2004.
[4] Maurice Dornois, A Bailleul, l’avant-dernier tableau de la débâcle allemande, page 117-118, dans La bataille de Normandie au Pays d’Argentan.
[5] Témoignage de Gérard Gondouin.
[6] Journal de Gérard Gondouin, Août 1944. La guerre vécue par un adolescent.
[7] Abbé Launay, Tournai-sur-Dive. Ici l’armée allemande capitula, page 235-236, dans La bataille de Normandie au Pays d’Argentan.
[8] Journal de Paulette Mesnager, La guerre vécue par une adolescente à Tournai-sur-Dives du 13 au 22 août.
[9] Témoignage de Jacques Catherine (Archives du Mémorial de Caen. TE 45). La date n’est pas précisée, vraisemblablement le 16 ou 17 août.
[10] Xavier Rousseau, Trun, page 193, dans La bataille de Normandie au Pays d’Argentan.
« L’artillerie alliée intensifie son tir et moins que jamais épargne le village. Nous passons une nuit d’épouvante et nous redoutons le jour qui va venir. Dans nos abris, on regorge de blessés, on ampute, on taille dans des plaies verdâtres, dont l’odeur révèle la gravité. On vit avec ces moribonds, sans nourriture et sans sommeil, dans la puanteur et les ténèbres, dans les cris des uns et les soupirs des autres. Impossible de sortir, les pieds pataugent dans du sang et d’autres choses aussi… On supporte tout, même d’être bousculé par l’Allemand qui pourrait nous chasser, car au dehors, c’est la mort certaine. On attend, le cœur, sans cesse partagé entre l’espoir de survivre à une telle hécatombe et la conviction d’y rester. » (abbé Launay)
La poche de Chambois fut le théâtre d’affrontements violents mettant fin à la bataille de Normandie. En août 1944, les troupes alliées ont procédé à un gigantesque encerclement de l’armée ennemie qui eut pour conséquence l’anéantissement d’une partie des forces allemandes engagées sur le sol normand. L’auteur évoque surtout le sort des milliers de civils coincés dans cette nasse, au milieu des Allemands en pleine déroute.
En s’appuyant sur une cinquantaine de témoignages, oraux et écrits, Grégory Laignel plonge ses lecteurs au cœur de la bataille comme s’ils y étaient. Ce livre est richement illustré de plus de 150 photographies et cartes parfois inédites.
Enfant, j’ai passé une partie de mes vacances dans l’Orne, à Chambois, chez mes grands-parents, Jacqueline et René Hoyeau. A cette époque, j’ai eu maintes occasions de parcourir la vallée de la Dives dans le sillage de mon grand-père, découvrant des lieux aux noms mystérieux et inquiétants, « Le Trou du Diable » ou « Le Couloir de la Mort. » C’étaient des endroits, me disait-il, où on s’était battu, où il y avait eu la guerre… La guerre… Quel sens pouvais-je donner à un tel mot à un âge si jeune, si tendre ? Les éclats tordus, les douilles, les ressorts qu’il me dénichait au gué de Moissy, au bois de la Garenne ou au Douit-Morin aiguisaient certes ma curiosité, sans pour autant me faire réaliser ce qu’il s’était réellement passé sur ces terres près de quarante ans auparavant. Néanmoins j’aimais l’entendre raconter ses histoires sur un temps ancien, plus ou moins lointain à mes yeux.
L’enfant que j’étais a grandi, tout comme mon intérêt pour le passé. Et c’est presque naturellement que j’ai suivi des études d’histoire à l’université de Caen. Le hasard a voulu qu’en première année de Deug, en 1996, pour la valeur HI-211 sur la Seconde Guerre mondiale, Jean Quellien et Michel Boivin aient demandé à tous leurs étudiants de réaliser un petit mémoire sur un village ou une ville de Basse-Normandie durant le conflit. Mon sujet ne fut pas long à déterminer. J’avais décidé de redonner vie aux événements qui s’étaient déroulés le long du Couloir de la Mort, je voulais ressusciter les moments qu’avaient connus les habitants réfugiés au Trou du Diable… Mon modeste mémoire allait traiter des « Civils dans la Poche de Chambois. » Mes grands-parents étaient suffisamment connus dans le village pour me servir de « sésame », pour me faire ouvrir les portes de Chamboisiens et de Félois ayant vécu ces événements. Joseph Lisowski, Ferdinand Bezard, Raymond Marais, Albert Bourillon, Gaston Onfray, Gérard et Paulette Gondouin eurent la gentillesse de me conter leurs histoires, surprenantes, poignantes, parfois douloureuses… Autant de récits qui m’ont permis de mieux cerner le drame de ces civils coincés au cœur même d’une bataille, sous un déluge de feu et d’acier…
Fin 2012, cinq de ces témoins n’étaient plus de ce monde.
A chaque décès, à chaque disparition, c’est une mémoire qui s’évanouit dans le néant, une voix qui s’éteint à jamais. C’est un pan de notre histoire locale qui s’effondre peu à peu… C’est cette mémoire que j’ai voulu sauvegarder. Et c’est ainsi qu’est né ce projet de livre, un projet qui me tenait particulièrement à cœur de retrouver de nombreux témoignages, oraux et écrits, pour faire revivre ce passé en l’étendant aux onze villages de la poche [Aubry-en-Exmes ; Bailleul ; Chambois ; Coudehard ; Fel ; Montormel ; Neauphes-sur-Dives ; Saint-Lambert-sur-Dives ; Tournai-sur-Dives ; Trun ; Villedieu-les-Bailleul].
Il ne s’agissait pas pour moi de faire un énième ouvrage sur la poche de Falaise. Il fut déjà tellement écrit sur la bataille de Chambois, sur le « Chaudron infernal », sur le « Stalingrad de Normandie »… Les enjeux militaires, les stratégies et le matériel des différentes forces en présence, tout cela a déjà été analysé, étudié par Eddy Florentin, Georges Bernage, Jean-Pierre Benamou, Didier Lodieu et tant d’autres… Mon ouvrage n’apporte rien de nouveau sur ces champs de recherche. Ce qui m’intéressait, c’était de faire revivre la bataille, non du côté des soldats, mais des civils… J’ai voulu plonger le lecteur dans l’événement, lui faire comprendre, autant qu’il était possible, comment les civils ont subi ce déchaînement de violence, comment ils se sont abrités, protégés, nourris, entraidés au milieu de la fureur des combats. J’ai voulu expliquer comment les habitants ont pu survivre par la suite dans ce champ de désolation, ce charnier à ciel ouvert, comment ils sont parvenus à reconstruire leurs villages au milieu des ruines et des cadavres.