LA COULEUR DU MAL
ou
Les derniers jours de Vincent Van Gogh
Jeudi 24 Juillet 1890
Le noir de la nuit était profond et intense, calme d’abord, immobile, avant d’osciller très lentement à la manière d’un liquide troublé par la chute d’une goutte, puis d’une autre et encore une. Des ronds se formaient peu à peu et s’agrandissaient créant des gouffres obscurs et hideux. Tout à coup, des sortes de comètes bleuâtres surgirent de ces cavités insondables. Elles jaillissaient par vagues, comme des bêtes fuyant un danger imminent, s’éparpillant en tous sens, se télescopant parfois. Dans leurs débandades, elles dessinaient des spirales nerveuses, striant l’obscurité de longues balafres d’un bleu sombre, d’un bleu épais qui semblait dégouliner et tomber au sol. Il y eut soudain à l’horizon un abîme de lumière intense où se silhouettait une masse informe. Cela ressemblait à une créature jaunâtre et visqueuse qui avançait inexorablement. Elle progressait tout droit, sans dévier de son chemin, laissant dans son sillage une longue traînée laiteuse, ayant l’aspect écœurant d’une bave spumeuse. La bête n’avait pas de visage, juste une touffe de poils durs et rêches. Elle marchait toujours, suant des larmes ocres et fauves qui s’écrasaient par terre dans un geyser de couleurs dorées et luminescentes. Elle marchait sans relâche vers le dormeur effrayé qui se sentait cloué dans sa paillasse, livré sur un plateau à l’appétit féroce d’un ogre contrefait. Deux excroissances ayant la teinte et la consistance de la glaise se dressèrent pour le happer. Ces bras monstrueux se dédoublèrent puis se décuplèrent pour devenir des tentacules gigantesques enserrant le corps de l’homme qui se mit à crier.
En s’extirpant de son cauchemar, Vincent continuait de hurler comme un forcené. Il bascula de son lit, les jambes empêtrées dans les draps blancs, et se réfugia dans un coin de sa chambre. Ses bras s’agitaient furieusement, faisant des moulinets désordonnés pour tenter de repousser la créature antédiluvienne.
Ce ne fut qu’au bout d’un moment qu’il réalisa que cette pièce était vide. Il n’y avait aucun monstre, juste des murs d’un jaune pisseux et une chaise en paille esseulée au milieu de ce plancher au bois vieilli.
Une main vigoureuse tambourina bientôt contre la porte.
Sans attendre une quelconque invitation à entrer, un gaillard d’une quarantaine d’années, à la moustache fournie, fit son apparition. L’aubergiste Arthur Ravoux remonta ses petites lunettes rondes au sommet de son nez et regarda tristement son hôte avachi au sol. D’un geste nerveux, il gratta son front dégarni et luisant, c’était un tic qu’il avait toujours quand il était contrarié.
– Qu’est-ce qui vous arrive encore, monsieur Van Gogh ?
La question n’eut pas de réponse. Vincent restait là, les yeux hagards, paraissant déboussolé.
– C’est vous qui criez ainsi ? insista-t-il. Vous allez me réveiller tous les clients du second étage à vociférer de la sorte ! Qu’est-ce qui se passe, Bon Dieu ?
La voix qui lui répondit avait un accent néerlandais à couper au couteau.
– Vous… Vous pouvez… envoyer quelqu’un me… me chercher Paul Gachet ?
– Le docteur ?
– Oui, s’il-vous-plaît.
L’aubergiste préféra ne pas le contrarier.
Il héla Adeline, sa fille de treize ans, qui s’activait au rez-de-chaussée, pour la charger de la mission. L’adolescente ne protesta pas. Elle était toujours affable et serviable. Le grand sourire aux dents blanches qui fendait son visage pâle la rendait mignonne à croquer. Sans attendre, elle fila au dehors. Avec la vitesse de sa course, ses longs cheveux châtain clair flottaient derrière elle à la manière d’un étendard qui claque au vent. Les pans de sa robe bleue virevoltaient à chaque enjambée, non sans rappeler le mouvement léger et gracieux des ailes d’une mésange. Les badauds et les marchands, qui déambulaient dans les rues d’Auvers-sur-Oise, s’étonnaient de la voir cavaler comme un chien dératé, mais elle se moquait bien de ce que les gens pensaient. Seule sa commission comptait.
Elle avait été si rapide que Paul Gachet se présenta sans tarder à l’auberge, sa mallette en cuir à la main. C’était un bonhomme de taille moyenne, au front large. Ses arcades sourcilières tombantes sur les tempes lui rendaient la figure triste. Une moustache discrète surplombait des lèvres pincées. Quant à son menton proéminent, il était affublé d’un étoupillon de poils qu’il aurait été exagéré d’appeler barbichette.
– Alors, Vincent, on m’a dit que vous étiez souffrant ? demanda-t-il en accrochant son petit chapeau rond à une patère.
Le peintre aux cheveux roux, assis sur le bord du lit, lui répondit d’un air grave.
– On vous aura menti. Je ne suis point souffrant, juste fou.
Le médecin s’approcha. Il releva l’arrière de son veston noir pour s’installer sur la chaise.
– Vous dites n’importe quoi, Vincent. Vous n’êtes pas fou.
– Je sais ce que je dis ! Ce matin, des visions horribles m’ont encore hanté.
– Ce ne sont pas des visions, répliqua-t-il avec un calme olympien. Juste un cauchemar, et cela arrive à des milliers de gens chaque nuit, à des gens sains d’esprit et nullement déments.
– Sauf que j’étais bel et bien éveillé quand j’ai aperçu ce monstre, rétorqua-t-il. Je ne dormais plus bien avant que le soleil ne se lève. J’en suis certain, car j’ai vu lentement la nuit s’évanouir lorsque les premiers rayons de l’aube ont coulé par les persiennes, rosifiant les murs, les barbouillant de cette belle teinte que seule l’aurore est capable de produire. Et c’est là que mes visions sont apparues. Des images affreuses qui m’ont terrifié…
D’une main experte, Gachet s’empara du poignet de son patient et de l’autre, il tira sa montre de son gousset. Il attendit quelques secondes, avant de reprendre la parole :
– Vous avez bien le pouls un peu rapide, mais cela n’a rien d’alarmant. Votre mauvais rêve a dû vous provoquer une forte émotion qui…
Van Gogh hocha la tête de gauche à droite frénétiquement en répétant toujours le même mot :
– Non ! Non ! Non ! Non ! Vous ne m’écoutez pas, Paul ! Je ne dormais pas, je ne rêvais pas. Non ! Je recommence à voir, à différentes heures de la journée, des choses, des formes qui n’existent pas. J’ai comme des bouffées délirantes gorgées de couleurs vives…
– Je ne vous comprends pas.
– Je vous dis que j’ai des hallucinations de plus en plus angoissantes.
Le docteur le regarda avec gravité.
– Comme quand vous étiez à Arles ? finit-il par demander.
– Vous voulez plutôt dire comme quand je me suis coupé l’oreille après ma fameuse dispute avec Gauguin ?
– Ce n’est pas ce que j’ai dit.
– Non, lâcha Vincent en souriant doucement, mais c’est ce à quoi vous songiez. Ce maudit jour de décembre 1888, j’ai eu des pensées délirantes, voyant des silhouettes qui ne vivaient que dans mon cerveau malade, entendant des sons horribles provenant de je ne sais où. Et je me suis tranché l’oreille gauche avec mon propre rasoir. C’est ce qui m’est arrivé à l’époque et je suis persuadé, Paul, que tout cela recommence et me tourmente derechef.
Malgré l’agitation de son patient, le praticien se mit à parler d’une voix tranquille et posée qui aurait fait l’admiration des stoïciens. Il savait d’expérience que pour apaiser les malades à l’esprit perturbé la manière d’échanger avec eux était aussi salutaire que les remèdes.
– Certes, vous étiez au plus mal à Arles, mais vous avez été soigné par le docteur Rey. Et surtout à Saint-Rémy de Provence, vous avez été interné à l’asile d’aliénés de Saint-Paul de Mausole où le professeur Peyron vous a pris en charge pendant plus d’un an et vous a guéri.
– C’est vrai que j’étais guéri, malheureusement, je fais une rechute.
– Si c’est le cas, vous guérirez de nouveau, Vincent. Il n’y a pas de raison.
– Dieu vous entende.
– C’est vous qui devez m’entendre, mon cher ! Entendre mes préconisations pour éviter que votre cas s’aggrave. D’abord, vous devez vous ménager et vous reposer. Cessez de battre la campagne dès potron-minet pour aller peindre.
– C’est comme si vous me disiez d’arrêter de respirer, répliqua-t-il en haussant les épaules.
Sans relever la réticence, Gachet poursuivit ses recommandations :
– Ensuite, vous devez me promettre d’arrêter d’ingurgiter autant d’absinthe.
– Il faut pourtant bien que je boive.
– Depuis le temps que vous vivez en France, je pensais que vous compreniez parfaitement toutes les subtilités de notre langue, néanmoins vous semblez encore confondre les verbes boire et se saouler, lança-t-il avec ironie.
Vincent s’abstint de répondre pour éviter de mentir.
– Vous ne voulez pas me donner une de vos médications comme l’autre fois ? demanda-t-il. Cela me soulage tant.
Paul Gachet ouvrit sa mallette et se saisit d’un petit flacon verdâtre fermé par un bouchon en liège. Il remplit une seringue d’un liquide ambré. Il approcha l’aiguille du bras de Van Gogh.
– Je vais vous redonner un peu de laudanum, cela va vous apaiser.
Il lui injecta le produit avec application.
– Voilà, c’est fait ! Maintenant vous allez tâcher de vous reposer.
– Je vais essayer.
– Il le faut ! Vous êtes un grand peintre, Vincent. Vous avez encore tant à faire, tant à réaliser pour nous éblouir.
– Je crains de ne pas avoir le talent que vous me prêtez. À ce jour, sur le nombre de tableaux que j’ai barbouillé, je n’en ai vendu qu’un seul ! Juste un seul, vous entendez ! C’est désespérant. C’était en février dernier. 400 francs que je l’ai vendu. À Anna Boch pour ma Vigne rouge.
– Un, c’est toujours mieux que rien.
– Vous êtes un sacré optimiste, vous.
– Un médecin pessimiste, pour moi, ne pourrait être qu’un mauvais praticien. Sans une once d’optimisme, il ne peut y avoir de guérison. Relisez cette fable de La Fontaine, dans laquelle un patient est visité par le docteur Tant-Pis et son confrère Tant-Mieux, jusqu’à ce qu’il décède. L’histoire finit ainsi :
« L’un disait : Il est mort, je l’avais bien prévu.
S’il m’eut cru, disait l’autre, il serait plein de vie.[1] »
[1] Fable de Jean de La Fontaine : « Les médecins ».