PROLOGUE :
A l’heure d’écrire ces quelques lignes, je ne peux que faire le constat implacable que je suis devenu un vieil homme. Un très vieil homme me semble d’ailleurs un terme plus adéquat. Surtout ne voyez dans mon propos aucune amertume, ni aucun regret, puisque je suis arrivé à un âge que peu de personnes ont eu le privilège d’atteindre. Hormis quelques douleurs articulaires et une ouïe un peu défaillante, je suis encore alerte et en pleine possession de mes moyens. J’ai toujours bon pied bon œil, comme se plaît à le répéter mon aide à domicile. Et, à un âge où beaucoup de mes semblables deviennent séniles, j’ai la chance d’être encore sain d’esprit. Je tiens à insister sur ce dernier point car je pense que les éventuels lecteurs de ce manuscrit viendront à en douter en parcourant les pages suivantes. Aujourd’hui, au crépuscule de mon existence, alors que l’heure de rejoindre mon tombeau se rapproche inexorablement, je me surprends à jeter un regard en arrière sur ma vie écoulée. Je revois avec émotion l’année 2014 se profiler au loin : En 2014, j’étais encore un jeune professeur d’histoire, un enseignant de 29 ans, vif et bouillonnant, un peu idéaliste, assurément passionné par sa matière. 2014 fut également l’année où la Basse-Normandie avait vibré lors du 70e Anniversaire du Débarquement, au son des discours officiels, des fanfares et des feux d’artifices.
Mais si 2014 résonne d’un écho tout particulier au plus profond de ma vénérable mémoire, c’est que cette année-là, il m’est arrivé la chose la plus extraordinaire de toute mon existence…
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Cette année-là, j’enseignais dans le Calvados, au lycée Salvador Allende à Hérouville-Saint-Clair, aux portes de Caen. Cela faisait déjà quatre ans que j’avais été nommé dans cet établissement en tant que professeur d’histoire et de géographie. J’avais surtout accepté de rejoindre un dispositif unique en Basse-Normandie à cette époque, celui de la préparation à l’Abibac[1]. Il s’agissait d’un diplôme reconnu à la fois en France et en Allemagne. Le professeur d’histoire, entre autre moi, jouait dans cette préparation un rôle primordial puisqu’il devait enseigner sa matière en allemand.
Ce n’est pas pour m’encenser que j’écris cela, mais je dois admettre que j’exerçai cette fonction comme un véritable sacerdoce. J’étais intimement persuadé que la haine, le racisme et pour finir la guerre n’étaient que le fruit de l’ignorance des autres cultures, de l’incompréhension et donc du mépris de l’autre. Pour moi, seule l’ouverture à autrui, seule la connaissance des autres peuples, seule l’acceptation des différences, seul le rapprochement des nations était en mesure de combattre l’intolérance et la xénophobie. Cette idée, que l’on peut juger utopique, était devenue mon credo et je la proclamais devant mes élèves avec l’ardeur d’un prêtre, juché sur sa chaire, prononçant un vibrant sermon à ses ouailles. C’est pour cette raison que je participais avec zèle à l’Abibac, dans l’espoir de rapprocher nos deux peuples, si souvent ennemis durant les deux derniers siècles. A chaque cours, j’avais l’intime conviction de resserrer les liens entre la France et l’Allemagne… du moins à ma petite échelle… Dans une période troublée comme celle du début du XXIe siècle, avec son lot de crises, de chômage et de racisme, j’étais convaincu que le professeur avait un rôle crucial à jouer ! Nous, les enseignants, étions des nouveaux missionnaires proclamant devant nos classes la bonne parole de la tolérance et du respect des autres. Aujourd’hui, je ne peux que confesser que j’étais un véritable zélateur de cette théorie.
Pour ma défense, je peux argumenter que ce que je prêchais n’était pas que des paroles en l’air. J’étais convaincu par ce que je disais. La preuve est que chaque année pour mettre en pratique mes idées, j’organisais un voyage scolaire en partenariat avec mes collègues allemands du gymnasium Sülderelbe d’Hambourg. Je voulais que mes élèves français rencontrent leurs camarades allemands, qu’ils se découvrent, qu’ils sympathisent… bref qu’ils tissent des liens entre eux, malgré leurs différences et leurs nationalités…
Pour l’année 2014, l’année du 70e Anniversaire du Débarquement, j’avais vu les choses en grand ! En très grand ! Avec ma collègue d’allemand et celle de français, j’avais minutieusement organisé un long périple d’Hambourg jusqu’à Caen. Nous avions prévu d’emmener les élèves français et allemands sur des lieux emblématiques pour nos deux nations, des lieux de déchirement, des lieux de recueillement ou des lieux de réconciliation.
Durant un mois de mai particulièrement chaud, nous sommes partis en train jusqu’à Hambourg pour rejoindre les lycéens du gymnasium Sülderelbe. Sur place, nous avons affrété un bus d’une cinquantaine de places pour entamer notre circuit culturel à travers l’Allemagne de l’Ouest, puis la France de l’Est, et pour finir la Basse-Normandie qui devait être le point d’orgue de notre voyage.
Nous avons d’abord visité le Centre de Documentation sur le nazisme de Köln[2] avant de découvrir un haut-lieu de l’empire carolingien, la chapelle palatine d’Aachen[3]. Le deuxième jour eut beaucoup moins de succès auprès de nos élèves qui s’ennuyèrent considérablement au Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe ainsi qu’au Parlement européen de Strasbourg, malgré les efforts louables de nos guides pour égayer leurs propos fluviatiles. Le troisième jour, nous avons pénétré dans le Struthof[4] perché au sommet d’une colline boisée, toujours sinistre malgré les années, toujours aussi hostile avec ses derniers vestiges de la folie nazie. Certains de nos lycéens furent grandement impressionnés par cette visite et avaient été pressés de fuir ce lieu à l’atmosphère délétère. Pourtant ce n’était pas avec l’étape suivante qu’ils allaient pouvoir se changer les idées…La visite du quatrième jour n’avait pas été prévue pour être plus gaie, puisque nous devions aller au cimetière et à l’ossuaire de Douaumont.
Ce matin-là, notre bus sillonnait une longue route de la Meuse, une départementale perdue au milieu d’un vaste massif forestier peuplé de frênes, d’hêtres et de chênes. Le trajet me paraissait fastidieux autant par le brouhaha généré par le babil de nos lycéens que par ce paysage monotone. Le front collé à la vitre, défilait sous mes yeux une suite ininterrompue de troncs gris et biaisés, des arbres chétifs étouffés par une épaisse ramure moutonnante. Néanmoins tout observateur vigilant ne pouvait que remarquer que ce sous-bois ne ressemblait à aucun autre sous-bois. Il affichait sa singularité par son aspect très accidenté, un terrain grevé de creux et de buttes. Ce que je découvrais derrière la lisière des arbres n’étaient rien d’autre que les stigmates de la Grande guerre. La pluie d’obus qui s’y était abattue avec acharnement un siècle auparavant avait modelé le secteur en un relief particulièrement tourmenté. Le sol s’était constellé d’une multitude de cratères de bombe, la dénudant de ses arbres et buissons. Bien entendu, les années ainsi que la reconquête de la végétation avaient peu à peu effacé du paysage ces plaies béantes mais les cicatrices étaient restées visibles.
Cette route interminable déboucha soudain sur une immense trouée au milieu de la forêt, une vaste clairière plantée d’un nombre impressionnant de croix. A nos regards curieux s’offrait la vision d’un cimetière militaire niché au cœur d’un bois touffu. Les croix blanches, impeccablement alignées, dormaient paisiblement sur le versant d’une butte, surplombées par la masse austère de l’ossuaire. Le grand monument funéraire, fraîchement restauré et blanchi, semblait veiller ses enfants, sa lanterne des morts jetant un regard paternel et protecteur au-dessus des tombes.
Le bus, dans un bruit de moteur fatigué, contourna tout le cimetière pour s’immobiliser dans le parking derrière la nécropole nationale. Nos élèves avaient hâte de s’extirper du véhicule et dès les portes ouvertes, ils s’égaillèrent comme une volée d’oiseaux heureux de retrouver leur liberté après un séjour en cage. Je fus le dernier à descendre du bus. Au seuil des portes, je fus frappé par l’haleine chaude et sèche que soufflait ce mois de mai atypique. Le temps était lourd et orageux malgré un soleil invisible. Le ciel était voilé de longues bandes blanches bouffantes, ressemblant à un drap froissé.
Par de longs sifflements stridents, un des collègues d’Hambourg, un sacré gaillard à l’air bonhomme, signala à l’ensemble de nos élèves qu’il était temps de se regrouper pour nous suivre. Nous les avons menés devant la nécropole pour retrouver comme prévu notre guide. Une dame obèse avec une épaisse chevelure frisottante campait sur le perron, les mains ancrées sur ses hanches. Nous découvrîmes que cette maîtresse-femme n’était autre qu’Anna, notre guide pour toute la durée de la visite. A la naissance de ses bras, de larges marques humides auréolaient son tee-shirt. Elle avait la face enflée et rubiconde, soufflant bruyamment à la fin de ses phrases. J’imaginais que la chaleur étouffante de cette journée devait être un véritable supplice pour une personne de cette corpulence. La pauvre femme devait se sentir aussi à l’aise qu’un mouton mis en broche durant un méchoui, soumis à la morsure ardente des flammes, suant sa graisse à grosses gouttes. Je fus par contre agréablement surpris en l’entendant discourir. Elle avait une voix étonnement légère, plus suave et menue que ne pouvait le laisser présager sa silhouette imposante. En plus d’être dotée d’une belle voix, elle pouvait se vanter d’être assez intéressante et pédagogue pour capter l’intérêt de nos élèves.
Le dos à l’ossuaire, nous faisions tous face à cet immense parterre vert hérissé de blanc, bercés par les paroles de la guide. Suivant ses indications, nos regards allaient d’un point à l’autre du cimetière, un peu comme le feraient les visages de spectateurs assistant à un match de tennis.
Absorbé par son discours, simple mais tout de même précis et riche, il fallut toute l’insistance d’un de mes élèves pour me tirer de mes réflexions :
– M’sieur ? Je crois qu’on vous appelle là-bas.
Je regardai dans la direction indiquée par son bras et j’aperçus au loin une femme, perdue au milieu du parking, en train de me faire des signes désespérés. Je reconnus sans peine Sylvie, ma collègue d’allemand au lycée Allende. Elle faisait de grands mouvements de bras comme le ferait une naufragée voulant signaler sa présence à un navire passant au large de son île. Il était évident qu’elle avait un problème. Je me mis à trottiner pour la rejoindre, longeant une allée d’ifs, tout en me demandant quelle mouche l’avait piquée.
Sylvie était une belle femme de 35 ans, énergique et pétillante. Elle n’était pas très grande. Elle avait le corps menu, mis à part les hanches qu’elle avait larges ce qui lui conférait un fessier généreux, et fort charmant à entendre la plupart de ses collègues masculins. Depuis son divorce, elle avait définitivement renoncé à ses interminables cheveux châtains tressés d’une manière assez austère pour les porter mi-longs, coupés à la garçonne, en carré avec deux fines pointes qui se rehaussaient pour couvrir ses joues charnues. Son joli visage poupon s’ornait d’un regard lumineux et rieur. Le grand sourire qu’elle affichait lors de nos discussions me semblait aussi large qu’un croissant de lune, dévoilant de mignonnes quenottes. Oui, à tout point de vue, Sylvie était une belle femme, même si elle ne correspondait nullement aux canons actuels de la beauté féminine incarnée par de grandes bringues anorexiques à la chevelure oxydée.
Cette femme était un des piliers du lycée Allende, investie dans une foule de projets, appréciée autant par ses collègues que par ses élèves. Nos chefs d’établissements la portaient beaucoup moins dans leur cœur car ils la connaissaient surtout comme professeur syndiquée, farouche opposante aux réformes imposées par le rectorat. C’était une revendicatrice dans l’âme, une pasionaria[5] de l’école laïque et républicaine. Sylvie était une enseignante de caractère qui avait le don d’enflammer certaines de nos réunions en se lançant dans de grandes diatribes contre le ministère de l’Éducation nationale qu’elle jugeait inféodé aux intérêts économiques d’une société marchande et pervertie.
En plus d’avoir la chance d’être son collègue, je pouvais m’enorgueillir de faire partie du cercle restreint de ses amis proches, un de ses confidents. Nous sortions de temps en temps boire un verre tous les deux dans les bars caennais, discutant de tout et de rien, de cinéma ou des élèves, de littérature ou de cuisine…
Par certaines de ses allusions ou par son côté tactile, je ne doutais pas qu’elle aurait souhaité que nous dépassions le stade platonique de l’amitié pour entreprendre une relation plus intime. Bien que certains amis m’incitaient à rompre mon célibat pour me jeter dans ses bras câlins, je n’ai jamais cédé à ses avances. Non pas que mon dernier déboire amoureux m’ait poussé à la chasteté, ni que son physique plantureux me laissait de marbre, mais plutôt par crainte que son caractère bien trempé soit difficile à gérer au quotidien. En homme prudent que j’étais, ou peut-être en homme un peu lâche, je ne voulais pas prendre le risque de briser une solide amitié pour une histoire d’amour improbable.
Debout au bord du parking, visiblement furieuse, Sylvie m’attendait au pied d’un grand if dont l’épaisseur du feuillage lui conférait un aspect boursouflé.
– Qu’est-ce qui t’arrive à gesticuler de la sorte à t’en démancher les bras ? lui demandai-je un peu inquiet.
– Il m’arrive que j’essaye de te prévenir. On a un problème.
– Quel genre de problème ?
– C’est Strange[6] qui fait encore des siennes !
– Strange ?
La personne que ma collègue et moi-même appelions allégrement Strange était officiellement connue à l’État civil sous le nom de Blanche Camard. S’il est de notoriété publique que les élèves qualifient parfois leurs enseignants de surnoms plus ou moins flatteurs, il faut savoir que la réciproque existe. Dans la salle des professeurs, nous n’avons aucune gêne, à notre tour, de les affubler de sobriquets reflétant ce que nous pensons d’eux. La dénommée Strange était une de mes élèves de terminale S, une jeune fille de 18 ans, plutôt douée en études mais beaucoup moins brillante en ce qui concernait les relations humaines. Elle était introvertie et assez mal intégrée au lycée. Nous ne lui connaissions aucune véritable amie. Elle était presque constamment seule et mutique. Ce comportement anormal lui avait valu d’hériter du surnom peu glorieux de Strange.
– Strange ? ai-je répété. Mais qu’est-ce qu’elle a ? Elle est malade ?
– Penses-tu ? La seule maladie qu’elle ait cette pauvre fille, c’est que ça ne tourne pas rond dans sa tête ! Elle me fait son cirque. Elle joue à l’âne bâté, voilà tout. Elle ne veut pas rejoindre ses camarades. Elle s’est réfugiée à l’autre bout du parking, sur le gazon, et refuse catégoriquement d’en partir.
– Mais pourquoi ?
– Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Elle ne veut rien me dire. J’ai essayé de la convaincre mais elle s’obstine ! Tu la connais, si elle a quelque chose dans le crâne, c’est tout un pataquès pour lui faire changer d’avis ! Elle ne veut pas aller à l’ossuaire, un point c’est tout !
– Tu veux que j’aille lui parler ?
– Je veux bien car si je reste une minute de plus avec cette bourrique, je crois que j’en ferai de la chair à pâté. Cependant je te préviens vu comme c’est parti, cela va être coton pour la faire céder. Autant tenter de faire entrer un alcoolique dans un salon de thé !
– Allez, Sylvie ! ai-je dit en riant. Va rejoindre le reste du groupe. Je vais m’occuper de notre petite récalcitrante.
– Bon courage, mon vieux ! lâcha-telle en s’éloignant.
Je traversai le parking d’un pas résolu, cherchant du regard ma jeune fugueuse parmi les rares véhicules présents. Il faisait toujours aussi chaud, et même plus chaud qu’à notre arrivée puisque le soleil avait percé le voile nuageux pour briller de mille feux. Sous mes pieds, le bitume suait de petites bulles noires et collait aux semelles. Je me doutais que Strange n’avait pas dû rester sur le parking en plein cagnard. Il était plus logique qu’elle se soit réfugiée à l’abri des grands arbres qui ceignaient les lieux. Je ne m’étais pas trompé. Je l’aperçus soudain au loin, assise sur une pierre, sous l’ombrage bienveillant d’un chêne. Elle restait statique et songeuse, son menton posé dans la paume de sa main, le regard perdu. Dans cette posture, on aurait pu croire qu’elle servait de modèle à Rodin pour sculpter son « Penseur ». Je m’approchai en la scrutant des pieds à la tête.
C’était une jeune fille très mince et grande, à la silhouette androgyne. Aucune féminité n’émanait de cet être, vêtu d’un tee-shirt noir trop ample et d’un jean noir si étroit qu’il transformait ses longues jambes en allumettes. Ses doc martens montantes, également couleur ébène, n’ajoutaient aucune note d’élégance ou même de gaieté à son accoutrement.
Elle portait les cheveux blonds, mi-longs et toujours attachés en queue. Ils étaient d’un blond singulier, très pâle comme le sont les blés à la fin du mois de juillet juste avant la moisson. A cette date, les blés ne sont plus dorés, ils arborent une couleur plus terne, un jaune un peu passé, un peu vieilli, un jaune blanchâtre. Une couleur atypique et néanmoins gracieuse à mon goût.
A mon approche, Strange daigna lever les yeux, me dévoilant son visage, un joli visage malgré sa pâleur naturelle. Un visage un peu osseux également, des traits anguleux qui lui conféraient un masque de dureté et de froideur. Mais ce qui m’avait toujours intrigué chez elle, c’étaient ses yeux, des yeux très sombres qui me rappelaient la teinte grise des perles de culture. Un gris foncé et nacré où se moiraient d’éphémères reflets lumineux et bleutés. Lorsque de telles fulgurances passaient dans ses yeux, vous vous sentiez transpercé par son regard.
Strange me dévisagea sans prononcer une parole, ses lèvres se contentant d’esquisser qu’un petit sourire pincé. Elle devait attendre que je fasse le premier pas, que je lance le premier mot. C’est ce que je fis, du ton le plus calme que je puis :
– Alors, Blanche ? Qu’est-ce qui se passe ? On m’a dit que tu ne voulais pas nous accompagner jusqu’à l’ossuaire.
– On vous a dit vrai, monsieur. Je préfère vous attendre sagement ici, déclara-t-elle d’une voix claire.
– Tu dois comprendre que je ne peux pas te laisser seule près de ce parking. Tu es sous notre responsabilité. Tu dois restée avec le reste du groupe !
– Ce n’est pas possible… Je préfère restée ici. Rassurez-vous, il ne peut rien m’arriver de mal !
– Écoute, Blanche, tu n’es pas devineresse, donc tu n’es pas en mesure de prévoir ce qu’il va se passer. C’est donc pour éviter tout incident fâcheux que je veux que tu m’accompagnes jusqu’au cimetière. Tu m’entends ? ai-je annoncé un peu sèchement.
– Je ne peux pas, répliqua-t-elle dans la foulée.
– Comment cela tu ne peux pas ? Ce n’est pas une question de pouvoir mais une question de vouloir !
– Je vous dis que je ne peux pas aller là-bas ! C’est… impossible pour moi…
– Mais bon sang de bonsoir ! Vas-tu finir par me dire ce qui t’empêche d’entrer dans ce foutu cimetière, Blanche ?
– Je ne peux rien vous dire… Vous allez vous moquer de moi !
– Mais pas du tout ! Je ne vais pas me moquer.
– Je sais bien que si ! répliqua-t-elle. Dès je vous aurai dit ce qui ne va pas, vous vous mettrez à rire.
– Écoute, ma petite Blanche. Pour l’instant, je n’ai nullement le cœur à rire. Ton petit caprice est au contraire en train de m’irriter sérieusement. Donc je te conseille vivement de me dire ce qui te bloque parce qu’on ne va pas rester plantés là durant des lustres !
– Vous n’allez pas vous foutre de moi ? demanda-telle timidement.
– Nooonnnn, pas du tout ! ai-je répondu en exagérant ma prononciation. Je te rappelle que je suis enseignant et la première qualité d’un enseignant est d’être large d’esprit, d’être à l’écoute des autres et bien entendu d’être tolérant en toute circonstance.
– Je doute que tous les professeurs soient ainsi, monsieur, rétorqua-t-elle en levant les yeux au ciel comme si j’avais énoncé une bêtise.
– Peut-être, mais moi si ! ai-je lâché en dissimulant mal mon agacement. Alors tu accouches ? Tu me dis ce qui ne va pas ?
Les traits de son visage se contractèrent pour former une drôle de petite moue, cette expression pincée et gênée qu’arbore un enfant qui ne veut pas avouer une faute commise devant un parent. Elle se décida à entrouvrir ses lèvres fines pour parler, mais il ne s’échappa au début qu’un souffle léger d’où n’émergeaient chaotiquement que quelques bribes :
– Je… Enfin je… Je…
– Oui ? Tu ? Tu ? Tu quoi ? ai-je répété en insistant.
La jeune fille leva les yeux vers moi mais les abaissa aussitôt en découvrant que mon regard sévère l’avait mis en joue. Anxieuse, elle torturait ses mains pâles en les malaxant aussi fermement que si elle pétrissait de la pâte. Ce manège dura bien deux minutes avant qu’elle ose de nouveau affronter mon regard. Elle avait dû faire un immense effort sur elle-même pour parvenir à ce dernier geste. En me dévisageant avec un air de défi, elle lâcha brusquement :
« Je peux entendre les morts, monsieur. Je peux les entendre parler ! »
[1] L’Abibac est la contraction de l’Abitur (examen allemand) et du baccalauréat.
[2] Cologne.
[3] Aix-la-Chapelle.
[4] Ancien camp de concentration de Natzwiller-Struthof dans le Bas-Rhin.
[5] Femme qui défend activement une cause.
[6] Bizarre, étrange en anglais.